Notre époque prétend tout savoir sur le subconscient mais, comme le disent si bien les sages du bouddhisme zen, ce qui devrait faire partie de la sphère la plus proche de notre conscience demeure souvent de l’ordre de l’inconscient. Qui se doute qu’au quotidien, nous avons tous le privilège de prendre en main des poids de précision, mis au service du bien-être général? Ce sont nos pièces de monnaie. Elles sont le fruit de la haute technologie actuelle, mais elles ont une histoire qui plonge ses racines aux origines des sociétés humaines. Eh, oui! Notre cher franc – le dernier des Mohicans –, bien qu’il ait perdu quelques plumes en 165 ans d’existence, pèse toujours et encore un poids de 4,400 gr.
Comme l’écrivait si bien un compatriote de Figaro dans son encyclopédie scolaire, du temps où Séville faisait partie de l’Empire que nous appelons byzantin: «La monnaie est composée de trois éléments: un poids, une marque et un métal déterminés.»
Les maîtres de l’Empire, Constantin et ses successeurs, ne le savaient que trop bien. En abandonnant l’argent comme métal de référence pour la monnaie – faute d’un approvisionnement suffisant – et en passant à l’or, Constantin le Grand a pris de gros risques en matière de circulation monétaire dans l’Empire. Car plus une monnaie a de la valeur et moins elle circule. L’or, devenu ainsi indispensable pour les transactions d’une certaine importance et pour le paiement de l’impôt, s’apprécia à tel point par rapport aux autres monnaies que le rognage des sols d’or devint un véritable fléau, menaçant de paralyser le commerce.

Le contrôle de la monnaie
Constantin pensa d’abord enrayer le phénomène en édictant des lois d’une extrême sévérité à l’encontre des rogneurs et de tous ceux qui refuseraient les pièces d’or en paiement – de crainte qu’elles aient été rognées.
Toutefois, l’histoire enseigne que la répression à elle seule ne suffit jamais. Ainsi, son petit neveu et successeur, Julien, confiant dans le côté éducable de la nature humaine et le sens des responsabilités des citoyens de l’Empire, édicta une loi qui, selon lui, devait permettre de résoudre le problème. Dans les villes de marché, il institua un magistrat qui avait pour mission de contrôler la monnaie. Ce zygostathe devait se tenir à la disposition du public : chacun pouvait lui demander de vérifier le poids des sous d’or avant de les accepter en paiement, selon le rescrit adressé par Julien le 23 avril 363 à un haut-officier de l’empire.
Une pièce exceptionnelle, conservée au Cabinet de numismatique du Musée d’art et d’histoire et citée dans les publications du monde entier, est la parfaite illustration de ces lois successives. Le revers saisit sur le vif le mode de pesée préconisé par Constantin avec une pointilleuse précision dans un rescrit conservé dans les grands recueils de loi, le Code théodosien et le Code justinien:
Au moment du pesage, «… le bout de la ficelle [à laquelle pend le trebuchet] est tenu avec deux doigts, les trois autres sont libres et tournés vers le collecteur des impôts, pour ne pas faire pression sur le plateau portant les poids […] et permettre que la balance trouve librement son équilibre».
La naissance des poids
Ces graves questions de politique économique et monétaire, qui agitèrent l’empire romain au moment où on glissait de l’antiquité païenne vers l’époque byzantine et médiévale, marquèrent donc la naissance d’instruments destinés à peser la monnaie. Ceux-ci témoignent, par leur précision (et leur imprécision!), d’un savoir-faire technique remarquable, ainsi que d’une volonté politique de préserver la justice dans les transactions, fondement, comme le montre la personnification de la monnaie sur d’autres poids, de la prospérité et de la paix intérieure de l’empire.

Ces mêmes principes furent invariablement appliqués par les États de droit, aussi longtemps que la monnaie a eu une valeur intrinsèque et non fiduciaire. Et le monde s’épargnerait bien des soucis si c’était encore le cas aujourd’hui!
La collection de poids genevoise
Parmi les collections réunies patiemment par des amateurs éclairés et qui font la fierté des Genevois, il y a celle des poids antiques, byzantins et moyen-orientaux (arabes et ottomans) donnée par Lucien Naville, savant chercheur en métrologie antique. Le Journal de Genève du 29 novembre 1956, annonçant la donation, parlait de collection «d’importance primordiale pour l’histoire».
Les poids destinés à peser la monnaie sont donc un bel exemple de la perfection des instruments voués à faire appliquer la loi, mis au point par les Romains et leurs héritiers de Byzance. Ces poids, dans les limites de leur domaine d’usage, contribuèrent à la longévité d’un empire qui s’en remettait, encore plus qu’aux armes, à une sage administration.
À paraître en avril 2015: Le catalogue des poids byzantins en bronze du Cabinet de numismatique du MAH de Genève