Du jouet princier à la «curiosité»
L’exposition consacrée par le musée Ariana à son fondateur, Gustave Revilliod (1817-1890), présente un large panorama des collections encyclopédiques réunies par le mécène genevois. C’est l’occasion de découvrir des objets inédits et parfois inattendus, aujourd’hui répartis dans plusieurs institutions de la Ville de Genève, dont le Musée d’art et d’histoire. Au nombre de ceux-ci figure un petit «modèle d’armure en acier¹» haut d’une soixantaine de centimètres, transféré en 1940 de l’Ariana à la collection d’armes anciennes du MAH [fig. 1].
Composée de dix-huit pièces démontables et, pour certaines, articulées, cette armure miniature datant des années 1870-1880 est travaillée dans un style composite qui évoque celui des armures de cavalier de la fin du XVIe siècle. Un soin particulier a été porté aux finitions, qui reproduisent fidèlement certains détails des pièces grandeur nature: minuscules crochets et lanières de fixation en cuir à boucles en laiton, bord des pièces imitant un bourrelet torsadé, doublé au colletin et aux épaulières d’une bande de cuir dentelée, ou encore lames articulées à profil festonné. Enfin, à l’image de certains exemplaires «réels», la cotte de mailles qui complète l’ensemble est garnie d’anneaux en laiton.
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Fer gravé, laiton, cuir, H. 60 cm.
© MAH, photo: F. Bevilacqua, inv. 2247
Si l’épée et la lance qui armaient la figurine à l’origine² ont aujourd’hui disparu, celle-ci conserve en revanche son bouclier. De forme circulaire et doté d’un picot central, il est revêtu à l’intérieur d’une garniture en cuir, fixée le long du pourtour par une série de rivets dorés; sur la partie centrale, légèrement convexe, des rivets similaires assurent la fixation des courroies de préhension internes.
Des armoiries évoquant la famille della Scala
Certains éléments de l’armure sont rehaussés d’un décor gravé. Outre les ornements végétaux qui se déploient sur la partie avant du colletin et sur la bordure du bouclier, le plastron porte de façon ostentatoire une échelle entourée de deux chiens. Il s’agit d’armoiries dites parlantes, puisque l’échelle – en italien, scala – rappelle le nom d’une fameuse dynastie de potentats et de condottieri du nord de l’Italie, les della Scala [fig. 2].
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© MAH, photo: F. Bevilacqua, inv. 2247
Cet emblème, que l’on retrouve ici sur la partie centrale du bouclier, est souvent accosté de deux braques rampants affrontés qui font également allusion aux noms propres en usage dans cette famille, dont cinq membres ont reçu des surnoms évoquant la gent canine: Mastino Ier et Mastino II (le Mâtin), Cangrande I et Cangrande II, dit aussi Canrabbioso (le Chien enragé), et enfin Cansignorio… Les Scaligeri, qui gouvernèrent Vérone du XIIIe siècle jusqu’à leur chute en 1387, devaient encore jouer un rôle important à la cour impériale jusqu’à la fin du siècle suivant, une branche s’étant établie en Bavière sous le nom germanisé de von der Leiter [fig. 3].
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© Munich, Bayerische Staatsbibliothek-Hss Cgm 145, http://daten.digitale-sammlungen.de/bsb00035320/image_28
Le charme des modèles réduits
Les armures miniatures ont toujours été recherchées par les amateurs, en particulier au XIXe siècle, à un moment où les armes anciennes, remises au goût du jour dans le sillage de la redécouverte du Moyen Âge et de la Renaissance, occupent souvent une place de choix dans les innombrables collections particulières qui se constituent alors. À titre d’exemple, l’empereur Napoléon III (1808-1873) en conservait six – dont deux seulement, datables vers 1620, sont aujourd’hui considérés comme anciennes – dans le cabinet d’armes qu’il avait installé en 1867 dans la salle des Preuses du château de Pierrefonds (Oise) [fig. 4].
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Cette planche reproduit quatre des six armures miniatures de la collection de Napoléon III
au château de Pierrefonds, aujourd’hui conservées au Musée de l’Armée à Paris.
L’armure de cuirassier présentée en haut (inv. G 194) est datable vers 1620, tandis que
les trois autres pièces sont des répliques modernes (inv. G 198 a, b et d).
Mais à l’époque où elles furent créées, c’est-à-dire essentiellement aux XVIe et XVIIe siècles, quelle fonction assignait-on à ces petites pièces de facture très soignée, répliques d’armures contemporaines [fig. 5]? S’il est peu probable qu’elles aient servi, selon une hypothèse communément répandue, de modèles à échelle réduite pour les armuriers – leur fabrication à cette fin eut représenté un inutile et coûteux gaspillage de temps et de savoir-faire –, certaines semblent avoir été d’emblée conçues comme des pièces de collection destinées à meubler les cabinets de curiosités. D’autres, associées à des statuettes en bois peint, ont parfois servi à orner des chapelles et des bâtiments placés sous la protection d’un saint militaire.
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Fer, laiton, cuir, H. 31,5 cm.³ © Munich, Bayerisches Nationalmuseum, inv. W 1572-1578 (photo de l’auteur).
Fig. 6 Demi-armure de fantassin miniature, Allemagne, vers 1590, fer, laiton, H. 38,5 cm
© Leeds, Royal Armouries, inv. II.273. Cette figurine montre des signes d’usure indiquant qu’elle a servi de jouet. La tête et les mains en bois peint datent probablement du XIXe siècle.
La plupart cependant était des jouets destinés aux enfants de la classe supérieure. Montées sur des mannequins en bois et parfois animées grâce à un mouvement mécanique, elles servaient tout à la fois au divertissement et à l’apprentissage des activités guerrières [fig. 6]. L’un de ces luxueux jouets seigneuriaux est la minutieuse reproduction d’une figurine à cheval équipée pour la joute allemande (Gestech), en vogue à la fin du XVe et au début du siècle suivant [fig. 7]. Cette pièce exceptionnelle comprenait à l’origine un caparaçon (housse de cheval) aux armes de la famille patricienne Holzschuher de Nuremberg. Montée sur un support à roulettes, elle ressemble aux petits jouteurs avec lesquels le futur empereur Maximilien Ier (1459-1519) se divertit en compagnie de jeunes nobles de son âge dans une gravure sur bois de Hans Burgkmair (1473-1531) illustrant le dix-septième chapitre du Weisskunig, autobiographie romancée du souverain rédigée entre 1505 et 1516 [fig. 8].
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Fer gravé à l’eau-forte, cuir, textile, bois, H. 34 cm. © Munich, Bayerisches Nationalmuseum, inv. W 940 (Max Kuppelmayr, Waffen-Sammlung Kuppelmayr, Munich [1895], pl. XI)
Fig. 8 Alwin Schultz (éd.), «Der Weisskunig. Nach den Dictaten und Eigenhändigen
Aufzeichnungen Kaiser Maximilians I. zusammengestellt von
Marx Treitzsauerwein von Ehrentreitz», Jahrbuch der Kunsthistorischen
Sammlungen des Allerhöchsten Kaiserhauses, 6, Vienne 1888, p. 53 (fol. 101b), détail
© Heidellberg, Universitätsbibliothek, https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/jbksak1888/0083
Dans un tout autre registre, la petite armure acquise par Revilliod n’a d’autre ambition que d’être un simple objet d’ornement, une «curiosité» dont la facture est à rapprocher des productions de l’époque du collectionneur, lorsque de nombreux ateliers spécialisés dans la reproduction d’armes anciennes proposent leurs créations pour suppléer à la rareté des œuvres authentiques ou pour satisfaire différents desseins décoratifs. Cette pièce modeste, qui partage avec les exemplaires originaux le charme propre aux objets miniatures, témoigne de la diversité des goûts et des intérêts d’un amateur genevois emblématique du collectionnisme éclectique du XIXe siècle.