Hodler et les armets savoyards de l’Escalade

Une série de croquis réalisés à l’ancien Arsenal de Genève

Le Cabinet d’arts graphiques du Musée d’art et d’histoire a la chance de conserver 241 carnets de croquis de la main de Ferdinand Hodler (1853-1918). Couvrant les années 1877 à 1918, soit quasiment toute sa carrière, ces fascicules apportent un précieux témoignage sur le processus créatif de l’artiste et sur ses sources d’inspiration. La publication récente¹ de cet exceptionnel ensemble a mis au jour de nouveaux éléments sur les liens entretenus par le peintre d’origine bernoise, établi en 1872 à Genève, avec l’événement historique le plus marquant de son canton d’adoption: l’Escalade. La vaine tentative du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie (1562-1630) de s’emparer de la ville par surprise, dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602, devait en effet durablement marquer la mémoire des Genevois.

Une série de croquis réalisés à l’ancien Arsenal de Genève

Le Cabinet d’arts graphiques du Musée d’art et d’histoire a la chance de conserver 241 carnets de croquis de la main de Ferdinand Hodler (1853-1918). Couvrant les années 1877 à 1918, soit quasiment toute sa carrière, ces fascicules apportent un précieux témoignage sur le processus créatif de l’artiste et sur ses sources d’inspiration. La publication récente¹ de cet exceptionnel ensemble a mis au jour de nouveaux éléments sur les liens entretenus par le peintre d’origine bernoise, établi en 1872 à Genève, avec l’événement historique le plus marquant de son canton d’adoption: l’Escalade. La vaine tentative du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie (1562-1630) de s’emparer de la ville par surprise, dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602, devait en effet durablement marquer la mémoire des Genevois.

1. Ferdinand Hodler (1853-1918), Carnet 22, pp. 18-19, mai 1896.
Crayon de graphite, 172 x 112 mm, inv. 1958-176-22 © MAH

Daté de mai 1896, le carnet 22 réunit plusieurs dessins d’armes alors conservées au Musée historique genevois, dit Salle des Armures. Le fonds de cette institution, située à l’époque de Hodler au premier étage de l’ancien Arsenal, constitue le noyau de la collection d’armures et d’armes anciennes du MAH. Les pages 18 et 19 de ce carnet présentent un intérêt particulier: l’artiste y a représenté une série d’armes défensives familières aux Genevois, puisqu’elles font partie des «souvenirs» de l’Escalade [fig. 1].

Des trophées symboliques

Sur la page gauche, Hodler reproduit l’une des fameuses armures «noires» de cuirassier (cavalerie lourde) traditionnellement considérées comme provenant du butin de l’Escalade. Celles-ci sont alors regroupées en un trophée circulaire faisant face à une installation similaire accueillant les armures «blanches» dites de la cavalerie genevoise: un dispositif scénographique plus symbolique qu’historique, ces équipements n’étant pas contemporains et de surcroît largement répandus dans l’ensemble des troupes européennes [fig. 2-3].

2. La Salle des Armures de l’ancien Arsenal, vers 1900. Inv. Bat 11 © MAH, photo: J. Lacroix
3. La Salle des Armures du Musée d’art et d’histoire, entre 1913 et 1915. Inv. Bat 12 © MAH
La présentation des trophées opposant les armures «noires» attribuées aux Savoyards aux armures «blanches» des Genevois sera reprise en 1910 dans la nouvelle salle des Armures du MAH.

À travers cette présentation, il s’agit de confronter «deux groupes de soldats bardés de fer tout prêts en apparence à renouveler un combat interrompu depuis plus de deux siècles. L’un de ces groupes est formé par des cuirasses genevoises, l’autre par les armures des Savoyards tués dans la nuit de l’escalade. Leur couleur noire et certains détails d’exécution empêchent de les confondre avec celles du parti voisin²».

4. La Salle des Armures de l’ancien Arsenal (détail), vers 1900. Inv. Bat 21 © MAH

Brunies ou recouvertes d’un vernis foncé suivant la mode du temps, les armures de cuirassier attribuées au parti savoyard, en partie composites, s’échelonnent entre la fin du XVIe siècle et 1620 environ. S’il est difficile d’identifier, parmi les exemplaires aujourd’hui conservés au MAH, celle qui a servi de modèle à Hodler, on la reconnaît cependant sur une photographie de la Salle des Armures de l’ancien Arsenal grâce à un détail relevé par l’artiste: un grand colletin³, dont il reproduit l’ombre portée sur le plastron [fig. 4]. Assemblage par ailleurs inapproprié, puisque ce type de pièce, en vogue dans la première moitié du XVIIe siècle, n’était pas destiné à être porté avec une cuirasse, mais sur un buffletin4 ou par-dessus le costume civil. Le décor de bandes longitudinales visible sur le cliché permet d’en retrouver l’original, aujourd’hui exposé à la salle des Armures en compagnie d’autres colletins d’apparat du premier tiers du XVIIe siècle [fig. 5].

5. Colletin, Italie, vers 1620. Acier bruni, gravé à l’eau-forte et doré, inv. D 111
© MAH, photo: F. Bevilacqua
6. Armet savoyard, Italie du nord, vers 1600-1620. Acier, inv. C 882 © MAH, photo: F. Bevilacqua

Quant au casque de l’armure dessinée par Hodler, c’est l’un des armets savoyards les plus emblématiques de la collection genevoise [fig. 6]. Cette dernière est d’ailleurs à l’origine de la dénomination moderne de cette variante d’armet de cuirassier aujourd’hui connue sous le nom d’«armet savoyard»5. En usage de la fin du XVIe siècle au premier tiers du siècle suivant, ces casques se caractérisent par une face évoquant les traits du visage de façon plus ou moins naturaliste.

7-12. Armets savoyards, Italie du nord, vers 1580 (C 891) et vers 1600-1620. Acier, laiton (C 878, C 905), or (C 891), tissu (C 886, C 896), cuir (C 886, C 893), inv. C 878, C 891, C 886, C 893, C 896 et C 905 © MAH, photo: F. Bevilacqua

Une «galerie de portraits» du temps de l’Escalade…

Les sept armets savoyards qui ont retenu l’attention de Hodler donnent un aperçu de la variété de leurs physionomies et expressions. Grâce à son sens aigu de l’observation, l’artiste parvient à saisir en quelques traits les caractéristiques essentielles de ses modèles, qui peuvent être identifiés avec certitude dans la plupart des cas en dépit de typologies parfois communes à plusieurs pièces [fig. 7-12]. Quant aux quatre casques qui complètent cette série de croquis, ils comprennent deux armets de cuirassier avec un mézail (partie couvrant le visage) en forme de grille à quatre ou six ouvertures verticales [fig. 13-14], ainsi qu’un autre où la protection du visage est assurée par trois fortes branches d’acier qui, rivées à l’avance, se rejoignent à leur extrémité inférieure [fig. 15]. Le dernier enfin est un lourd armet de siège dont la forme rappelle celle des armets savoyards, avec une avance pivotante et un mézail en deux parties symétriques fixées aux tempes par une charnière, découpées chacune d’une échancrure en quart de cercle pour la vue [fig. 16]. Bien que n’appartenant pas au groupe des armets savoyards, ces quatre pièces faisaient également partie du trophée des armures «noires» associées aux troupes du duc Savoie, comme le montrent les anciennes vues de la collection.

13-14. Armets de cuirassier, Italie du Nord, vers 1600-1620.
Acier, laiton, inv. C 889 et C 877 © MAH
15. Armet de cuirassier, Italie du Nord, vers 1600-1620. Acier, laiton, cuir, inv. C 890 © MAH
16. Armet de siège, Italie du Nord, vers 1600-1620. Acier, inv. C 887 © MAH

La série de croquis réalisés par Hodler à la Salle des Armures fera l’objet d’une étude à paraître prochainement dans la revue Genava. D’ici là, on peut souligner que les armets savoyards de cette double page apportent un témoignage supplémentaire de l’attrait durable exercé sur les artistes comme sur le public par ces étranges casques à masque, qui donnent en quelque sorte un visage aux assaillants nocturnes de 1602.

1 Caroline Guignard, Les Carnets de Ferdinand Hodler, « Reflets des collections », Musée d’art et d’histoire, Genève 2018
2 Extrait d’une description des aménagements réalisés par Hippolyte Jean Gosse (1834-1901) lors du bref déménagement de la collection au deuxième étage du Palais de Justice entre 1864 et novembre 1867, parue dans le Journal de Genève du 29 mai 1867.
3 Pièce d’armure protégeant le cou et la partie supérieure du torse
4 Solide casaque en cuir que l’on revêt alors souvent à la place de l’armure
5 Cette dénomination ne remonte qu’au dernier tiers du XIXe siècle, où elle marquait la provenance historique de ces pièces et non leur typologie. Aux trente-quatre exemplaires issus du fonds de l’ancien Arsenal est récemment venu s’ajouter un exemplaire donné par Xavier Givaudan (inv. AA 2018-28).

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