Un œil dans les réserves VI
Comme un périscope inversé qui plongerait dans les tréfonds de l’iceberg muséal, la rubrique «Un œil dans les réserves» propose de dévoiler régulièrement quelques petits trésors du patrimoine genevois. Certains objets restent en effet dans l’ombre des chefs-d’œuvre exposés en salles et mènent une existence d’objets d’étude dans le grand conservatoire que sont les réserves du Musée d’art et d’histoire. Afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli, ils sont ici mis en lumière par un détail ou une anecdote et démontrent qu’un objet, même très simple, a une histoire à raconter et peut émerveiller.
Cette rubrique est également l’occasion de solliciter les connaissances des amateurs éclairés, car de nombreuses questions restent en suspens: un sujet à identifier, une technique de fabrication à redécouvrir ou un usage à préciser.
Une signature secrète
Arrêtons-nous sur un incontournable pour en dévoiler l’insoupçonné… Abraham-Louis Breguet (1747-1823), horloger de génie qui marqua son temps, se distingue dans les collections du Musée d’art et d’histoire avec plusieurs mouvements, dont deux pièces qui retiennent aujourd’hui notre attention.

Par ses innovations permanentes, Breguet montre la voie à ses pairs, à ses successeurs, et influence des générations de maîtres horlogers. L’élégante calligraphie des chiffres arabes posés sur ses cadrans devient, par exemple, source d’inspiration: les heures Breguet, lisibles, aériennes, parfaitement proportionnées, lui sont empruntées par de nombreux horlogers dès leur conception à la fin du XVIIIe siècle. De même, vers 1783, Abraham-Louis invente un type d’aiguilles dont la pointe est évidée de manière excentrique afin d’accentuer la lisibilité des affichages. Déclinés en or ou en acier bleui, ces indicateurs horaires conquièrent le XIXe siècle grâce à leur sobriété et leur modernisme : les aiguilles Breguet deviennent une référence.
La signature ne fait pas l’horloger
Or, devenir un modèle d’excellence comporte certains dangers liés à la propriété intellectuelle. Breguet n’y échappe point: s’il est suivi, il est également copié, et abondamment.
Au sein des collections du MAH, cinquante-deux items portent la prestigieuse signature… dont seuls six sont attestés de la main du maître. Si les mentions Breguet à Paris fleurissent sur cadrans et platines, la qualité n’est pas forcément au rendez-vous. La véritable marque du maître réside en effet dans l’ingéniosité de ses calibres et le degré élevé de leurs finitions, ce qui est moins aisé à reproduire qu’un simple paraphe.
Notons au passage que si certains artisans ont réellement porté ce patronyme, ils s’abstenaient généralement de mentionner leur prénom, favorisant le maintien d’un flou bénéfique à leur commerce mais rendant aujourd’hui leur identification impossible.
Afin de protéger sa production, Abraham-Louis a ainsi échafaudé diverses stratégies parmi lesquelles se distingue sa fameuse «signature secrète». Au sein du corpus conservé au MAH, deux objets portent cette minuscule inscription, indécelable à l’œil nu.

Boîte en argent guilloché, cadran d’émail blanc, aiguille unique en acier bleui. Mouvement en laiton doré acier et acier bleui, calibre à barillet central, échappement à cylindre de rubis. H. 8,35; D. 6,3 cm ©MAH inv. H 2006-101
Nous avons la chance de conserver des spécimens des deux types de gravures: la première sur émail, sur une montre de poche dite Souscription, et la seconde sur argent, sur un mouvement non emboîté. Dans ces deux cas, les gestes techniques sont identiques; il s’agit de griffer la couche supérieure du cadran à l’aide d’une fine pointe d’acier, en reproduisant une graphie existante de façon mécanisée.

Cadran en argent guilloché, signé BREGUET dans une réserve rectangulaire sous les 6h. Double signature secrète gravée à la pointe entre XI et XII, et entre XII et I : « N° 4119 / Breguet » Aiguilles Breguet en or jaune ©MAH inv. N 1048
Sur la surface en argent du mouvement non emboîté, la signature secrète figure deux fois de façon identique: entre le XI et le XII, puis à nouveau entre le XII et le I.
Si cette signature gravée à la pointe dans le métal est difficilement perceptible, que dire de celle griffée sur la couche vitrifiée du cadran en émail! Trait blanc mat sur blanc brillant, elle est aussi peu visible qu’un manuscrit à l’encre sympathique et, comme ce dernier, elle nécessite d’ingénieux jeux de lumière pour être ne serait-ce que devinée …
Après avoir recoupé plusieurs prises de vue macro en lumière rasante et accentué les contrastes, le tracé exact de ces petites inscriptions a pu être reconstitué grâce au dessin. L’une d’elles nous a livré un numéro de fabrication qui n’avait pas encore été relevé, le N°4119 : les amateurs nourriront leurs données de cette nouvelle référence. À vos loupes!
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