Le choix du cadre pour les œuvres de Hodler II

Le choix des collectionneurs

Dans cette série en trois chapitres sur les cadres de Ferdinand Hodler dans les collections du MAH, la première partie a révélé comment l’artiste a admirablement su passer des cadres dorés conformes au goût bourgeois de la fin du XIXe siècle à un style épuré, laissant toute sa place à l’œuvre – comme un simple encadrement de fenêtre ouverte sur le monde et ceci déjà à partir des années 1886.

Le choix des collectionneurs

Dans cette série en trois chapitres sur les cadres de Ferdinand Hodler dans les collections du MAH, la première partie a révélé comment l’artiste a admirablement su passer des cadres dorés conformes au goût bourgeois de la fin du XIXe siècle à un style épuré, laissant toute sa place à l’œuvre – comme un simple encadrement de fenêtre ouverte sur le monde et ceci déjà à partir des années 1886.

Ce deuxième article montre dans quelle mesure les collectionneurs se sont laissé convaincre par le goût de l’artiste en la matière.

Le choix des collectionneurs

Outre les achats, les dons et les legs permettent aujourd’hui au musée de s’enorgueillir d’une riche collection de tableaux de Ferdinand Hodler. Au premier regard, l’unique marque visible du passage des œuvres entre différentes mains est le cadre, un élément rarement documenté, longtemps considéré comme une pièce de mobilier, interchangeable à souhait au gré des modes et des goûts de ses différents propriétaires.

Les portraits commandés à l’artiste par des particuliers représentent un témoignage unique de ces choix très personnels.

Le portrait encadré par les commanditaires de Ferdinand Hodler

La commande du portrait d’un proche ou de soi-même à un artiste constitue une démarche touchant à l’intime, puisqu’elle est destinée à sa contemplation personnelle. C’est pourquoi le choix du cadre est si révélateur du goût du propriétaire, plus ou moins influencé par l’artiste.

L’encadrement du Portrait de Sophie et Louis Weber, les enfants d’un dentiste établi à Genève et peint dans les années 1890, apporte une illustration parfaite de ce constat. Il est présenté dans un cadre doré à gorge doucine, orné de feuilles d’acanthes aux angles, dans la continuation du style Louis-Philippe (fig.1). Plusieurs éléments viennent conforter l’idée que cet encadrement est celui d’origine, notamment le fait que le portrait n’a pas changé de mains avant son arrivée au musée, puisqu’il est issu d’un legs de la famille Weber. Mais c’est surtout la première image d’inventaire (fig. 2) qui laisse apercevoir un fragment du cadre d’origine, qui en apporte la preuve. Une étiquette au revers indique que c’est A. Wacker, doreur sur bois et encadreur, établi à Genève au 15, cours de Rive, qui l’a fabriqué. Le choix de Monsieur Weber se conforme ici au goût en vogue dans les salons bourgeois à cette époque et aux modèles utilisés pour les œuvres des débuts de la carrière de Hodler. Ce choix a probablement été influencé par l’artiste lui-même qui semblait fréquenter cet encadreur d’après les étiquettes trouvées au revers de ses cadres.

Fig. 1 Ferdinand Hodler (1853-1918), Portrait de Sophie et Louis Weber, enfants, 1892-1893.
Huile sur toile, 138,5 x 99 cm ©MAH, inv. 1932-5.
Fig. 2 Détail de l’image d’inventaire sur plaque de verre, Ferdinand Hodler (1853-1918), Portrait de Sophie et Louis Weber, enfants, 1892-1893 ©MAH, inv. 1932-5.

L’encadrement du Portrait de Joseph Garance (fig.3) se démarque dans son style. Peint en 1914, il est cerné d’un cadre à l’aspect doré mat, agrémenté d’une moulure profonde et souligné par une marie-louise noire. Il rappelle davantage les lignes strictes de l’Art déco, alors émergeant, que les montages simples et épurés que favorise Hodler dès le tournant du siècle. Cet ensemble provenant directement de la famille Garance témoignerait donc d’un goût très moderne de son propriétaire, mais aussi d’un choix déterminé de ne pas se conformer aux préférences de l’artiste pour la présentation de ses œuvres.

Fig. 3 Ferdinand Hodler (1853-1918), Portrait de Joseph Garance, 1914.
Huile sur toile, 80 x 60 cm ©MAH, inv. 1974-3.

Le cas du Portrait de Mathias Morhardt (fig.4) mérite que l’on s’y attarde. Acheté directement à Monsieur Morhardt par le musée l’année de sa réalisation en 1913, il est présenté dans un cadre doré mouluré, alternant les mats et les brunis, assez chargé; un montage que l’on retrouve sur d’autres tableaux de Hodler, ainsi que sur plusieurs toiles de Barthélemy Menn, son maître. Or, la première image d’inventaire révèle un cadre blanchi arrondi (fig.5), correspondant à l’esthétique chère à l’artiste dans ces années. Hodler a donc su guider son commanditaire pour le choix du cadre, mais celui-ci a été modifié après son arrivée au MAH. On ignore à quelle époque ce changement a été opéré ni pour quelle raison. Plusieurs hypothèses sont possibles: tentative d’unification de la présentation des collections, souhait de valoriser l’œuvre grâce à la dorure, ou encore volonté de se conformer à un goût alors en vogue à Genève, puisque d’autres portraits de la même époque sont arrivés au musée encadrés de façon identique1.

Fig. 4 Ferdinand Hodler (1853-1918), Portrait de Mathias Morhardt, 1913.
Huile sur toile, 85,5 x 63 cm ©MAH, inv. 1913-74.
Fig. 5 Détail de l’image d’inventaire sur plaque de verre, Portrait de Mathias Morhardt, 1913
©MAH, inv. 1913-74.

En 1916, Hodler peint le Portrait du Juge Navazza, dont il réalisa deux versions: l’une, achevée, conservée au Palais de justice de Genève, et l’autre, une étude, entrée dans nos collections en 2007 à la faveur d’un dépôt de la Fondation Prevost (fig.6). Cette dernière, restée longtemps dans la famille de Hodler avant de passer dans d’autres mains, a conservé son cadre d’origine, permettant d’apprécier pleinement le choix esthétique de son créateur, à la différence du portrait fini qui est présenté aujourd’hui dans un encadrement doré.

Fig. 6 Ferdinand Hodler (1853-1918), Portrait d’étude de Georges Navazza, 1916.
Huile sur toile, 61,6 x 53,3 cm ©MAH, inv. BA 2007-20.

Tous ces exemples montrent qu’il est impossible d’établir une tendance générale dans le choix des encadrements des portraits, chaque commanditaire souhaitant intégrer le sien dans son propre intérieur et selon ses préférences.

Les collectionneurs encadrent Hodler

L’étude du goût de l’époque, au travers de la collection du musée, serait incomplète sans se pencher sur les corpus d’œuvres provenant de trois grands amateurs du travail de Hodler: David Schmidt, la Galerie Moos et Willi Russ. Ainsi l’examen de ces ensembles de tableaux ayant appartenu à une personne permet d’avoir une vue plus étendue des choix de son propriétaire. Celui-ci saura-t-il suivre l’évolution de l’artiste ou restera-t-il cloisonné dans son époque?

David Schmidt, l’ami collectionneur

David Schmidt, fidèle ami et collectionneur averti depuis ses débuts, a réuni un ensemble de 140 œuvres du peintre dont aucune ne fut léguée au musée à sa mort. C’est par le biais de son gendre, Charles-Daniel Wyatt, que le musée a pu se porter acquéreur, entre 1923 et 1930, de quatre tableaux provenant de cette collection puis, en 2003, grâce à un dépôt du Fonds cantonal d’art contemporain, de quatre autres œuvres. Les plus anciennes sont présentées dans des cadres en vogue à la fin du XIXe siècle, mélangeant les styles du passé, comme Le Vigneron vaudois ou  Les Bords du Manzanares. Ces cadres sont dorés, ornés de motifs «à la Bérain» sur les angles (typiques du style Louis XIV), mais adaptés à un profil plus moderne en doucine et rehaussés de feuilles d’eau. Au revers du Menuisier à l’atelier, l’étiquette de l’encadreur A. Wacker de Genève est à nouveau présente, preuve que certains encadrements étaient bien réalisés à Genève, et très probablement sous la supervision de Hodler.

Les œuvres plus tardives, comme la version du Chant lointain citée dans l’article précédent, acquise par Schmidt un mois et demi avant sa mort2, ou le Portrait de David Schmidt (fig.7), peint en 1909, bénéficient d’encadrements conformes à l’évolution des choix esthétiques de Hodler: plus simples et plus épurés. Le parti pris, alors très moderne, du cadre plat, blanchi et assez large, adopté pour ce dernier tableau, contribue à donner plus de profondeur à l’arrière-plan de ce portait au cadrage très serré.

Fig. 7 Ferdinand Hodler (1853-1918), Portrait de David Schmidt, 1909.
Huile sur toile, 37,5 x 30,5 cm ©MAH, inv. BA 2005-31.

Selon l’étude des tableaux provenant de sa collection et conservés au musée, David Schmidt suit de près l’esthétique des cadres chère à Hodler. On peut imaginer que la confiance et l’amitié réciproque qu’ils se portaient les ont amenés à discuter du travail du peintre. Hodler a su trouver en lui un collectionneur à l’écoute de l’évolution tant de son art que de sa présentation.

La Galerie Moos, le marchand collectionneur

Un ensemble conséquent de sept tableaux provient de la Galerie Moos, active à Genève entre 1906 et 1976. Fondée par Max Moos, important marchand d’art, elle possède à l’époque un grand fond Hodler – peintures et dessins confondus et l’exposition rétrospective de Hodler y fut l’organisée en 1918. On sait que l’artiste la visita un jour avant sa mort et le décès du peintre augmenta encore la valeur marchande des toiles.

La Galerie Moos a vraisemblablement joué un rôle important dans la manière d’encadrer les tableaux de Hodler puisqu’elle faisait office d’intermédiaire entre l’artiste et le public. On retrouve des cadres dorés sur les œuvres des débuts, comme pour Le Garçon enchanté (fig.8) ou Le Liseur, agrémentés de gorges dorées dans le style Empire, ornées de feuilles d’acanthes aux angles. Mais cette tendance s’observe aussi sur des œuvres plus tardives, contrairement à l’avis de l’artiste, comme en témoigne Le Lac Léman et le Mont-Blanc à l’aube, daté de 1917, ceint d’une simple gorge dorée.

Fig. 8 Ferdinand Hodler (1853-1918), Le Garçon enchanté, vers 1893.
Huile sur toile, 50,5 x 33,2 cm ©MAH, inv. 1925-35.

Très certainement, la Galerie Moos a imposé son style d’encadrements en se détournant d’une présentation épurée telle que prônée par Hodler au tournant du siècle. Cela s’explique probablement par des visées commerciales et par le désir de plaire à la majorité du public, habitué aux bordures dorées et préférant une mise en valeur traditionnelle, plus ostentatoire. Mais l’on sait par des témoignages photographiques que la galerie exposait aussi des tableaux de Hodler dans des cadres plats et blancs en janvier 1918 (fig.9).

Fig. 9 Photographie de Louis Pricam (1872-1946), Galerie Moos Genève, janvier 1918

Willy Russ-Young (1877-1959), le collectionneur amateur

Le Neuchâtelois Willy Russ-Young, petit-fils de Philippe Suchard et président du conseil d’administration de la société du même nom, se passionne dès 1900 pour les œuvres de Hodler, qu’il commence à collectionner, allant jusqu’à leur dédier une galerie entière dans sa maison. Une partie de sa collection, soit 57 peintures et de nombreux dessins, acquise en 1939 par le MAH, aurait pu constituer une mine d’informations sur les cadres si nombre d’entre eux n’avaient pas alors été remplacés par des cadres dorés à gorges, inspirés du style Empire3. La raison de ces changements provient probablement de la vive critique que Waldemar Deonna, directeur du Musée d’art et d’histoire entre 1920 et 1951, avait faite de ces encadrements4.

Parmi ceux qui n’ont pas subi ce sort, citons Le Lac Léman et le Salève avec cygnes de 1915 (fig.10). Une simple baguette arrondie, dorée avec une finition mate, qui évoque l’encadrement du Chant lointain (voir article précédent), entoure cette vue. Peut-être peut-on lire ici un accord entre le collectionneur et son artiste, le premier préférant les cadres dorés et le second lui conseillant un profil arrondi blanchi plus approprié selon lui aux paysages aux tons bleus. On sait Hodler prêt au compromis, comme il l’écrit dans cette lettre: «Pour les cadres, si vous les trouvez trop brillants, je pense que ce serait facile de les faire dépolir»5.

Fig. 10 Ferdinand Hodler (1853-1918), Le Lac Léman et le Salève avec cygnes, 1915.
Huile sur toile, 60 x123,5 cm ©MAH, inv. 1939-46.

En 1921, Willy Russ achète à la Galerie Moos Le Lac Léman et le Mont-Blanc, l’après-midi (février), de 1918. Le cadre doré et mouluré, identique à celui du Portrait de Mathias Morhardt, nous interpelle. Une observation attentive révèle deux trous de vis sur le côté droit, signe qu’un cartouche y était autrefois apposé et qu’il s’agit d’un montage de remploi. Or, la première image d’inventaire atteste que cet encadrement est le même qu’à son arrivée au musée. Tout semble donc indiquer que c’est bien ici un choix de la Galerie Moos. Cette moulure correspondrait ainsi au goût de cette époque, peut-être même lancé par la Galerie Moos et reprise par le Musée pour le Portait de Mathias Morhardt et d’autres tableaux.

D’après les fragments de cadres visibles sur les premières images d’inventaire, et donc avant les modifications opérées au MAH, Willy Russ semble favoriser la surcharge d’ornements, comme les perles, les cannelures ou encore les maries-louises en lin, se démarquant ainsi des préférences de Hodler. Ceci s’explique peut-être par leur rencontre tardive en 1911: lorsqu’il commande à Hodler son portrait, sa collection compte alors déjà une cinquantaine de peintures6.

Une lettre offre un témoignage important des conseils que Hodler pouvait apporter à ses collectionneurs pour la meilleure présentation de son œuvre, dans laquelle il dit: «Si vous choisissez le cours d’eau ou le lac de Genève, je vous ferai remplacer le cadre provisoire par un autre en bois poli»7.

Il est cependant difficile d’établir une tendance parmi cette diversité de choix d’encadrement – certains collectionneurs suivant les préceptes modernes de Hodler, et d’autres préférant rester traditionnels. C’est bien là le propre du goût: individuel, évolutif et changeant d’une personne à l’autre.

 

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Genava 65, 2017, p.107 à 124.

 

Notes
1 Portrait de Félix Vibert, 1915, inv. 1923-192 et Portrait d’Adrien Lachenal, 1916, inv. 1918-32.
2 Louis Baudit, «Le plus grand collectionneur de Hodler, les obsèques et la vie de M. David Schmidt», ABC, Genève, 22 mai 1912, p. 2.
3 Douze cadres ont été modifiés de manière certaine.
4 Paul Lang, «Ferdinand Hodler dans les collections du Musée d’art et d’histoire de Genève». In: Ferdinand Hodler et Genève. Collection du Musée d’art et d’histoire, cat. expo., Musée Rath, Genève, mars-août 2005, Genève 2005, pp. 185-195.
5 Lettre de Ferdinand Hodler à Max Geldner, Genève, 15 octobre 1916, Archives Jura Brüschweiler, FH-1010-0953.
6 Willy Russ, Edmond Bille, Mes souvenirs sur Ferdinand Hodler, Lausanne 1945.
7 Lettre de Ferdinand Hodler à Mathilde Schwarzenbach, Berne, 22 décembre 1904, Archives Jura Brüschweiler, FH-1011-0666. Hodler fait probablement référence au tableau Le Lac de Genève vu de Chexbres, conservé au Kunsthaus de Zurich, peint vers 1905 et encore dans son encadrement d’origine.

 

Première partie: Le choix de l’artiste
Troisième partie: Le musée, réceptacle de goûts

 

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